vendredi 2 novembre 2007

Attitude critique des siddhas

Les caractéristiques générales de la littérature Siddha sont souvent résumées en une attitude négative vis-à-vis des autorités, des rituels, de la société castes, des écritures sacrées ou plutôt de l’attitude dévotionnelle envers celles-ci. Pour être plus juste, ce n’est pas tant que les siddhas s’opposent à ces choses tout en voulant leur substituer d’autres, mais plutôt ils jugent que ces choses divertissent des moyens réels pour parvenir à son but. Elles manquent d’efficacité réelle en ce qui concerne la libération. Les écrits de Pascal sur le divertissement et la concupiscence (désir ardent des biens terrestres) ont la même portée.

Le bouddhisme mahāyāna enseigne les huit choses mondaines, c’est-à-dire les huit choses qui nous attirent vers le monde et qui peuvent nous y retenir. Il s’agit traditionnellement des quatre paires suivantes :

apprécier le gain, redouter les pertes
apprécier la renommée, redouter la mauvaise réputation
apprécier la louange, craindre le mépris et les critiques
apprécier le bonheur, craindre la souffrance

Ces quatre choses, qui sont en fait des attitudes, peuvent aussi bien s’exercer dans le domaine sacré que profane. On peut lire les textes sacrés, effectuer des rituels etc. avec une attitude tout à fait mondaine, motivée par les huit choses mondaines.

C’est dans doute dans ce sens qu’il faut comprendre les citations suivantes de chants siddhas :

« Dans les quatre Vedas éternels
Dans l’étude et la lecture des écritures,
Les cendres sacrés et les saints écrits
Ni dans la récitation de prières
Tu n’y trouveras pas le Seigneur !

Fonds-toi dans le cœur intérieur
Et proclame la vérité
C’est là que tu rejoindras la lumière-
Une vie sans servitude. »

(Sivavakkiyar (10ème s.), Pāṭal (« Chant ») traduit en anglais du tamil par Kamil V. Zvelebil.)

« Le monde étale son orgueil.
' Je connais à fond le suprême bien ' (disent-ils).
Un peut-être parmi dix millions s’est attaché à l’Immaculé.
Les savants mettent leur orgueil dans les Traditions, dans les Veda et dans les Pur
āna. Ils tournent au-dehors comme les abeilles autour du bel mûr.
L’immobile englobe la pensée de l’éveil (bodhicitta) malgré la poussière qui l’entoure.
On voit la graine du lotus, pure par nature, dans son propre corps. »

(Kāṇha, Dohākoa, traduit du vieux bengali par M. Shahidullah)

« Certes, sans connaître le mystère c’est en vain que les Brahmanes ont lu les quatre Veda.
Prenant une motte de terre, de l’eau et de l’herbe Ku
śa, ils lisent ; assis dans leur maison, ils offrent l’oblation au feu. C’est en vain qu’ils apportent l’oblation, se brûlant les yeux à la fumée âcre. »

(Saraha, Dohākoa, traduit du vieux bengali par M. Shahidullah)


La critique des Brahmanes et leur utilisation des Vedas est commune à de nombreux sectes de renonçants, mais dans le doh
ākoa cité, Saraha applique avec humour la même critique aux Shivaïtes, aux moines nus Jaïna (Digambara) et n’épargne pas les bouddhistes.

Le Jaïna mystique Yogindu écrit :

« 85. Pandit entre les pandits, tu as laissé le grain pour pilonner la balle!
Tu t'es satisfait du sens (littéral) et du texte, (mais) tu ne connais pas le sens suprême: tu es un pauvre sot!
86. Fiers de leurs (connaissances) scriptuaraires, d'elles seules, ils ne considèrent pas la cause (première): comme de malheureux équilibristes, experts au maniement du bambou, ne font rien de plus que gesticuler.
125. Ils sont beaucoup à gronder entre eux à propos du texte des six systèmes philosophiques;
la cause, elle, est unique, suprême : ils croient le contraire !
126. Ceux qui sont versés dans les Siddh
ānta, Purāna, Veda, pauvre enfant, auront à ne s'y pas tromper :
c'est (seulement) dans la mesure où on a la félicité comme viatique que, pauvre enfant, on vous dit Parfait. »

(Yogindu, l’Offrande de distiques, traduit du vieux bengali (apabhraṃśa) par Colette Caillat)

23. Ce n'est certes pas grâce aux Veda, aux traités didactiques, aux organes des sens qu'on parvient à le penser: il est objet de concentration mentale immaculée, voilà le Soi-suprême, sans commencement.

(Lumière de l'absolu, paramaatmaprakaasa, traduit du vieux bengali (apabhraṃśa) par Nalini Balbir et Colette Caillat pp. 100-101)

L’Avadhūt gītā attribué à Dattātreya, texte post-Śankara probablement datant du XIIème siècle, dit sensiblement la même chose :

« 33. Il n’y a ni mondes, ni Védas, ni Devas, ni sacrifices, ni castes, ni clans, ni nationalité, ni voie de ténèbre, ni voie lumineuse.
34. Certains prônent le non-dualisme, d’autres le dualisme. Ils ne connaissent pas la Vérité qui est au-délà des deux.
35. Comment décrire la suprême réalité, puisqu’elle n’est ni blanche ni d’une autre couleur, n’a ni qualités comme le son, et est au-delà de la voix et du mental. »

(Avadhūt gītā, Hari Prasad Shastri p24)

34. Que savent-ils de lui les pandits? Même les Védas ne peuvent parler parfaitement de lui. Cette béatitude absolue, indestructible mais source de béatitude pour tous, est l’Avadhūta.

(Avadhūt gītā, Hari Prasad Shastri p52)

Dans les upaniṣad du renoncement, les stades ultimes du renoncement sont ceux de l’avadhūt ou (celui qui s’est lavé de la souillure de l’ignorance) du parama-hamsa. Seulement ces renonçants s’inscrivent dans un long cursus dont le renoncement total (à leurs personne et fonction avec tous les attributs) n’est que le point culminant. Il est certain que ce renoncement ultime, y compris les méthodes religieuses qui les ont amenés jusqu’au stade finale qu’ils ont atteint, relativise toute action religieuse antérieure et pourrait partant être vue comme une sorte de critique implicite. Dans les upaniṣad elle restera cependant implicite, elle deviendra explicite et railleuse dans les expressions plus populistes des siddhas.

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