mardi 13 novembre 2007

Le contexte des siddhas

La philosophie de l'Inde, qu'elle que soit la religion qui la prend pour point de départ, est basée sur des variations sur le thème absolu/relatif. Est absolu ce qui ne dépend de rien d'autre que de lui-même pour exister. Est relatif ce qui n'existe qu'en relation avec une autre chose. Dans un monde instable, confronté à une existence instable et insatisfaisant, l'homme religieux indien cherche une stabilité consciente et heureuse (sat-cit-ānanda). L'Absolu, qu'il poursuit est l'Être sans qualité, qui soutient toute existence particulière et relative.

Pour atteindre cet absolu, à l'opposé de l'existence relative, il peut y avoir différentes étapes et des aides intermédiaires. Chaque courant religieux a ses propres définitions de l'absolu et du relatif et de leurs rapports mutuels. Pour simplifier et sans vouloir être exhaustif : Purua/prakti (sāṃkhya-yoga), Brahman/māyā (vedanta), Śiva/śakti (shivaïsme), Niscaya-naya/vyavahara-naya (points de vue réel et empirique du jinisme), paramartha-satya/samvrti-satya (vérités absolue et conventionnelle du bouddhisme madhyamaka).

Les premières allusions explicites au Yoga se trouvent dans les upaniṣad, dites védiques, les plus anciennes. Certaines d'entre elles[1] présentent l'image du char (l'être humaine) tiré par des chevaux indisciplinés (les sens) que le cocher (la pensée) ne parvient pas à diriger. "Embarquée sur ce véhicule qui court à l'abîme, l'âme (ātman) souffre en silence."[2]

Le Yoga, qui est aussi bien méthode qu'objectif, propose alors de libérer "l'âme", définie de façon différente dans les divers courants religieux. Cette libération va dans les temps plus anciens le plus souvent de paire avec une désincarnation, mais elle peut aussi être une libération dans le corps même et, dans le tantrisme, par le corps.

Concrètement, la libération est réalisée à travers l'immobilisation du "char", par le retrait des sens (pratyahara), par la neutralisation du mental (manas) à l'aide de la tenue du souffle (pranayama), qui est considéré lui servir de monture. En immobilisant le "relatif", construit de toutes pièces par les sens et par le mental, "l'absolu" pourra se manifester.

"Quand, détachée de la révélation (śruti), ta pensée (buddhi) sera fixée, stable, inébranlable dans la contemplation (samādhav), alors tu seras en possession du yoga."[3]

Tous les courants religieux de l'Inde sont redevables au yoga, y compris les brahmanistes qui se sont efforcés de le récupérer en le faisant passer pour "védique". La Bhagavad Gītā développe son système sur trois axes, auxquels elle accorde une importance égale : la dévotion (bhakti) bhagavata, la philosophie du sāṃkhya et les techniques du yoga.

Il est généralement présumé que le Yoga prédate le védisme et que l'association du dieu Śiva avec le yoga soit très ancienne. "[Il] est constamment tenu pour le yogin par excellence, le maître et l'initiateur véritable de tout adepte (le guru humain n'agissant que sur mandat reçu, en chaîne ininterrompue, de Śiva lui-même)."[4] Śiva est un dieu qui sert de modèle et d'intermédiaire pour amener l'homme à l'absolu. Ce que Śiva a réalisé est également à portée de l'homme. Et c'est lui-même ou un des ses avatars, y compris ses équivalents Heruka bouddhistes, qui sont à l'origine des diverses transmissions du Moyen-Âge indien. Ceux qui accèdent au statut de Śiva , deviennent des demi-dieux désincarnés ou aux corps gazeux. Ce sont les siddhas et vidhyādhara qui séjournent sur les sommets des montagnes.

Dans des perspectives tels que le bouddhisme mahāyāna ou le vedanta de Shankara, la pure réalité non duelle de l'absolu, non représentable et accessible seulement au moyen de la contemplation (samādhi), "peut néanmoins, à des fins d'adoration, être approchée à travers une diversité de noms et de formes "projetée" (adhyāropita) sur elle par celui qui lui rend un culte ou lui adresse une prière."[5] Ainsi, la dévotion et l'aspiration dans les divers courants religieux s'exprimeront à travers hymnes et prières de louanges (stotras), adressés à des dieux, à l'absolu personnifié par un dieu (la déesse Prajñāpāramitā), ou directement à l'absolu (p.e. l'hymne au dharmadhātu de Nāgārjuna).

Ces trois axes servant les besoins émotionnels (bhakti), intellectuels (connaissance) et de paix/dépassement de la condition humaine (yoga) deviendront répandus dans toutes les traditions mystiques, toutes religions indiennes confondues. On les retrouvera donc logiquement dans la mystique des siddhas bouddhistes.



[1] Kāṭha-, Maitri- et Śvetāśvatara. Upaniṣads du yoga, Jean Varenne, idées/gallimard, p.17

[2] Upaniṣads du yoga, Jean Varenne, idées/gallimard, p.17

[3] La Bhagavad Gītā II.53 Sénart, p. 8

[4] Upaniṣads du yoga, Jean Varenne, idées/gallimard, p.13

[5] Shankara et la non-dualité, Michel Hulin, Bayard, p. 41

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